Sonia Trépanier


Sonia Trépanier, doctorante en sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Sonia Trépanier s’est tournée vers cette discipline après avoir travaillé pendant près de 10 ans au sein du milieu culturel québécois pour différents organismes et festivals. Dans le cadre de sa thèse, ses intérêts de recherche tournent autour des pratiques numériques chez les personnes âgées.

Regards de la coordinatrice artistique sur Écran Total


« Plus de séparation, plus de vide, plus d’absence : on entre dans l’écran, dans l’image virtuelle sans obstacle. On entre dans sa vie comme dans un écran. On enfile sa propre vie comme une combinaison digitale. »
Jean Baudrillard, Écran Total, 1996

Cet axiome, prophétie de nos réalités quotidiennes, est l’œuvre de la pensée du philosophe et sociologue français Jean Baudrillard (1929-2007). Visionnaire relativement pessimiste sur la place qu’allaient occuper les écrans dans nos vies (Écran Total, 1996 ; La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, 1991), il était également, par la force du paradoxe, photographe autodidacte. Dans le cadre de l’exposition ÉCRAN TOTAL, présentée au Centre de design de l’UQAM, ce sont les images vernaculaires ainsi que les idées de ce précurseur qui furent mises en dialogue avec la pratique de sept artistes contemporain.e.s pour qui les écrans s’imposent aussi comme matière ― dans tous les sens de celle-ci ― à questionnements. Si quatre d’entre eux et elles ont été choisi.e.s pour leur démarche déjà bien établie et reconnue à l’international (Adam Basanta, Penelope Umbrico, ainsi que le duo formé de Mishka Henner et Vaseem Bhatti), les trois autres ont su s’inviter par leur talent et la force de leur proposition, retenue lors d’un concours thématique sur cette volonté de conversation avec les réflexions sociologiques de Baudrillard (Charlie Doyon, Clint Enns, Xuan Ye).
Fruit du travail de quatre commissaires issues du milieu universitaire — les professeures à l’École de Design Amandine Alessandra et Carole Lévesque, la professeure à l’École des médias Katharina Niemeyer, ainsi que la professeure de sociologie Magali Uhl ― et de Marine Dupuis Baudrillard, la veuve du penseur, l’exposition avait de quoi fasciner. Alors que les prédictions du philosophe, bien antérieures à la domestication généralisée d’Internet via des écrans de toutes sortes, continuent quant à elles de mettre en lumière des réalités bien actuelles, leurs manifestations à travers diverses perspectives artistiques avaient de quoi nous faire réfléchir sur nos pratiques, nos manières d’être et notre rapport au monde.

Instrospection
Dans une salle découpée par des panneaux noirs (fragments d’une boîte photographique fracturée ?), il semble y avoir un dedans et un dehors. Sur les pans « extérieurs », à même les structures ou sur les murs qui les côtoient, sont projetées les photographies, mais aussi les mots du penseur, tels des mirages éthérés cernant la matérialité de l’exposition. À « l’intérieur » de l’autre côté, des plateformes accueillent les œuvres qui paraissent liées à leur envers lumineux par des rapports aussi formels que mystiques. Dans un coin, une vidéo présentant la vue de la fenêtre du bureau du penseur, haut lieu et quartier général, on le suppose, de ses plus profondes méditations.
Seule l’installation d’Adam Basanta, All We’d Ever Need Is One Another (Trio) (2019), s’érige à l’écart dans un espace nécessaire pour accueillir son imposante organisation. L’arrangement, constitué de trois numériseurs pointant les uns vers les autres sous une lumière les foudroyant ponctuellement, tandis que ceux-ci sont reliés à leur ordinateur respectif déclenchant automatiquement leur fonctionnement, est entouré d’impressions encadrées, résultats de leur « travail collaboratif ». C’est donc une petite usine d’art qui se suffit à elle-même grâce à un appareillage informatique qui les amène à numériser les éclairs lumineux et leurs effets pour ensuite enregistrer et comparer ceux-ci à une base de données d’œuvres institutionnalisées. Au-delà d’une similitude
visuelle de 80 % entre ces archives muséales et les images numérisées, ces dernières sont considérées par le logiciel comme des œuvres d’art, enregistrées et ensuite publiées sur des comptes Twitter et Instagram associés au projet. Lorsque les ressemblances sont extrêmement élevées, des imprimantes s’activent afin de matérialiser un produit cadré puis encadré, prêt à passer, dans un court-circuit institutionnel, de l’histoire à sa consommation culturelle. Critique évidente du marché de l’art, l’œuvre de Basanta semble également questionner notre rapport et celui des créateur.rice.s aux images existantes qui nous entourent alors que tout, tel que nous le démontre la mécanique algorithmique des trois numériseurs, semble avoir été fait et montré.
À l’intérieur de la « boîte », on retrouve ensuite une œuvre exclusive de Penelope Umbrico, Out of Order/eBay (Broken Screens on Screen and Broken Screens) (2021). L’artiste travaille depuis plusieurs années sur les questions de matérialité écranique ainsi que de production et de reproduction d’images. Sur une plateforme, deux tranches d’écran étendues au sol. Juste au-dessus, sont suspendues trois autres couches démantelées flottant devant un téléviseur à cristaux liquides. Ce dernier, mis à nu, présente une image rappelant le test couleurs d’antan permettant la calibration des écrans RVB. Il s’agit en fait d’un montage, en fondu enchaîné, de photos d’écrans défectueux, vendus pour leurs pièces, recueillies sur Ebay. De part et d’autre est mise en exergue l’évanescente matérialité des écrans, soulignant le fait que, malgré notre continuelle et incessante relation avec ceux-ci, nous ne voyons que par-delà et à travers eux ; leur substance échappant à nos sens. En irait-il de même avec notre rapport au monde ?

Semblance
Face à elle, dans l’installation Corps abstraits (2021), sont exposés des clichés argentiques, tirés d’une performance de Charlie Doyon mettant en scène une interprète se mouvant lentement dans l’espace en portant un masque composé de téléphones où l’on peut voir les différentes parties de son visage. Devant ces photographies, juché sur un support trônant sur la plateforme, l’accessoire en question est exhibé comme une relique technologique. Hybride entre le numérique et le physique, l’être représenté.e semble absorbé.e puis réincarné.e sous une autre forme : imprimée, recomposée, transformée, portable. Réflexion sur l’incorporation des écrans qui, à leur tour, nous assimilent à leur logique dans une spirale déconcertante. Le triptyque présenté par Xuan Ye, Deep Aware Triads (vivirvivirvivir) (2021), montre trois tableaux relativement circulaires faisant penser à un virus ou à une autre entité unicellulaire. On y retrouve une mosaïque complexe d’éléments récupérés à l’aide d’un programme utilisant la fonction de remplissage à partir d’une banque d’illustrations et de photographies provenant d’articles universitaires. De cette double récolte, aléatoire et raisonnée, résulte un montage éclaté et coloré modulant des thématiques allant de la biologie à l’informatique en passant par des images de presse et d’animaux. Ces assemblages poétiques, modulés sur un air de viralité, se posent comme expressions des transformations qui structurent désormais notre rapport au monde ; face aux nouvelles perspectives offertes par les mégadonnées, mais également par les singulières appropriations qu’en font les utilisateurs et utilisatrices.

Aguets
Sous une tout autre note, Energy Goast, (2021), de Mishka Henner et Vaseem Bhatti, exhibe avec une bouleversante simplicité l’étendue de la surveillance en mettant en spectacle des catastrophes naturelles. Filmée par des caméras de sécurité ou encore par les téléphones portables de vidéastes amateur.rice.s témoins de ces cataclysmes, des images de volcans, d’ouragan, de glissement de terrain, de tsunami s’enchaînent dans une projection circulaire évoquant l’œil des appareils pour laquelle plus rien n’est inconnu. L’ampleur tragique de ces événements dévastateurs et de leur ravage démontre cette omniprésente médiation nécessaire à la mise en visibilité, à la prise en compte, en outre à une perception/démonstration indispensable à sa « réalité ». D’un point de vue privilégié et invraisemblable, défile devant nos yeux une succession d’images aussi troublantes qu’envoûtantes traversées en filigrane de mystérieux symboles sous forme de ligne, comme si une classification extradiégétique en avait été faite dans une écriture inconnue visant un archivage et suggérant que les observateur.rice.s sont également sujets à observation.
Avec Internet Vernacular — One Year Project (2004), (2021) Clint Enns invite quant à lui à revisiter l’an de grâce 2004, année de naissance de la toujours active plateforme Flickr, première en son genre, c’est-à-dire permettant de partager au vu et au su de tous des images de notre cru le plus vernaculaire. Le résultat, 366 impressions photo, en format 4×6, affichées sous forme de calendrier : 12 blocs représentant les mois, comprenant à leur tour leur nombre respectif de journées, elles-mêmes disposées par rapport aux jours de la semaine. Chacune de ces photographies ayant été horodatée à même son appareil d’origine, c’est un voyage dans le temps à travers le regard de photographes amateur.rices que se révèle jour après jour une année entière. Allant du banal à l’insolite, de l’intime au public, cette incursion visuelle donne à voir les paradigmes d’un autre temps (alors que la publication de contenu amateur n’était régie par aucune norme esthétique) et marque les balbutiements historiques d’un Web 2.0 participatif qui aura permis aux utilisateur.rice.s consommateur.rice.s de devenir à leur tour producteur.rice.s de contenu.
Chacune de ces créations est parvenue à faire écho aux questionnements, inquiétudes, impressions et même visions de Jean Baudrillard concernant la place et l’importance des écrans dans nos vies. Non seulement par l’ubiquité de leurs usages, mais aussi, surtout, par les transformations fondamentales qu’ils provoquent et déterminent (par exemple, nous sommes à présent perpétuellement connecté.e.s et expérimentons la déconnexion comme exception anormale, voire pénible) à travers des enchevêtrements continus et interminables.
Mobilisant quatre puissantes thématiques qui traversent les travaux de Baudrillard ― soit le simulacre, l’implosion, la viralité et la surveillance ―, la finesse des choix, tant chez les commissaires que chez les artistes, a su rendre avec éloquence et cohérence cette chorale d’expressions critiques.

Entremises
Avant tout pour répondre aux limites imposées par l’imprévisibilité des restrictions sanitaires du printemps 2021, cette exposition s’est liée à deux autres médiations. Dans un premier temps, un site web dédié où se retrouvent des présentations vidéographiques et textuelles des œuvres qui aurait ultimement servi de portail à l’exposition dans le cas où le lieu physique du Centre de Design aurait été impossible d’accès. À cela s’ajoute, sur le site web, des essais théoriques ou créatifs écrits pour l’événement par des spécialistes internationaux de Jean Baudrillard ainsi que des chercheur.e.s et artistes qui s’intéressent à la question du numérique, des médias et technologies de communication.
Une deuxième médiation, décidée beaucoup plus tard sur place au Centre de Design, était directement associée à l’exposition physique. Des vidéos concernant les œuvres, les mêmes qu’on retrouve sur le site web, étaient projetées sur un grand écran accessible par la ruelle en regardant par des ouvertures en formes d’appareils écraniques domestiques (téléphone, tablette, ordinateur). Une mise en espace de circonstance alors qu’un accès exclusivement virtuel aurait pu être imposé à l’exposition.
Il est également intéressant de souligner qu’en parallèle de l’événement artistique, un symposium en ligne a été organisé. Par le biais de conférences, de tables rondes et d’ateliers, cet événement a réuni des expert.e.s venu.e.s de tous les horizons disciplinaires, mais également de partout dans le monde, connecté.e.s que nous étions par les écrans, pour discuter de leurs travaux qui, chacun à leur manière, actualisent la pensée de Baudrillard.

Admonition
Si l’exposition avait pour ambition d’invoquer, par leurs multiples (ré)incarnations, les fines observations et proverbiales spéculations du philosophe à notre présent, la mission fut accomplie.
En soulignant la naissance de la participation photographique amateur en ligne, notre aveuglement face à ces « fenêtres » sur le monde ou encore la réciprocité dialogique de notre assimilation avec les machines technologiques, sa pensée s’est matérialisée. En mettant de l’avant l’incommensurable degré de surveillance auquel nous sommes soumis.es, alors qu’ironiquement, seule la mise en visibilité semble donner sens à nos réalités, ce sont ses prémonitions les plus délétères au sujet des expériences vécues exclusivement « via » et la surveillance qu’elle engendre et reproduit qui ont pris forme. Les œuvres sondant l’implosion de l’art et de la créativité face à la viralité informative et informatique des possibles, des déjà vus et déjà produits, l’ont également fait du même souffle que Baudrillard.
Ainsi, alors que ses prévisions philosophiques les plus alarmistes font désormais partie de notre quotidien, l’exposition a paru en appeler tant à une contemplation inquiète qu’à une puissante maïeutique pouvant mener à des changements radicaux, ce qui interroge, en dernière analyse, tour à tour la situation et les fonctions de l’art et sa capacité à générer des révolutions.