Interviewer : Juremir Machado da Silva
Docteur en Sociologie de la Sorbonne (Paris V, 1995), professeur de la Pontificale Université Catholique du Rio Grand du Sud (Porto Alegre, Brésil), jorunaliste, écrivain et traducteur.


Juremir Machado da Silva est Docteur en Sociologie de la Sorbonne (Paris V, 1995), professeur de la Pontificale Université Catholique du Rio Grand du Sud (Porto Alegre, Brésil), jorunaliste, écrivain et traducteur, il a déjà publié en France “Brésil, pays du présent” (Desclée du Brouwer, 1999), “Les Technologies de l’imaginaire” (La Table Ronde, 2008) et “En Patagonie avec Michel Houellebecq” (Éditions du CNRS, 2011).

Interview publiée pour la première fois en français —
Jean Baudrillard, l’ironique sans illusions


Contextualisation de l’interview
Un des plus brillants intellectuels d’une génération des penseurs aux métaphores élaborées et aux théories fulminantes, Jean Baudrillard a toujours surpris par ses idées sur la fin de la fin, les majorités silencieuses, le dépassement par excès et la transparence du mal. Dans cet entretien réalisé en morceaux pendant les années 1990, il analyse les médias de masse, les illusions finalistes, les dilemmes de la communauté européenne et la mort des utopies. J’ai eu la chance de le rencontrer à plusieurs reprises à Paris et de l’inviter deux fois à Porto Alegre pour des conférences. Je l’ai vu aussi à Rio de Janeiro quand il a été fait Docteur Honoris Causa de l’Université Cândido Mendes. Il a même assisté à ma soutenance de thèse de doctorat, salle Louis Liard, à la Sorbonne, en 1995, travail dirigé par son ami Michel Maffesoli, avec Edgar Morin et Jean Duvignaud dans le jury.
Son livre « Écran total », un ensemble de ses articles publiés au journal Libération, a été d’abord – à ma proposition – publié à Porto Alegre, au Brésil, en 1999, chez les Éditions Sulina, et traduit par mes soins. Titre au Brésil : « Écran total – mythe-ironies à l’ère du virtuel et de l’image ». Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, il ne s’agissait pas d’un recueil dispersif de textes plus petits d’un grand penseur ou d’une matière périssable. Tout Baudrillard est essentiellement dans les pages de ce livre ironique, toujours actuel, percutant, sophistiqué, inclassable, amusant et intelligent. C’est ainsi que je l’ai présenté aux lecteurs brésiliens de l’époque.
Baudrillard était un théoricien différent. Il savait écrire mieux que des nombreux romanciers. Il fonctionnait avec deux mécanismes impitoyables, l’ironie et le paradoxe. Le lecteur inattentif peut parfois trouver cela difficile ou pessimiste. Erreur absolue. Baudrillard était en dehors de l’axe pessimisme/optimisme et loin de l’agitation qui consiste à croire en quelque chose par peur du nihilisme, par obligation, pour être raisonnable, enfin, pour continuer à vivre. Son texte est viscéral, maudit, extrême, brillant.
Il y a un personnage dans Robert Musil qui avait perdu ses illusions sur le mot génie après l’avoir entendu employer à propos d’un cheval. Jean Baudrillard a récupéré ce qualificatif sans l’avoir jamais revendiqué. Dans son cas, le mot n’a pas de valeur superlative. C’était juste un constat. Un homme d’idées en situation, appliquant sa façon de penser à des objets concrets. Le résultat reste surprenant, dévastateur, voire hilarant. Il est impossible de comprendre le monde contemporain sans se plonger dans les images de Jean Baudrillard.
Jean Baudrillard a démontré, sans aucun effort, que la pensée exige une forme, une forme radicalement nouvelle, la capacité constante d’éloignement, la coupure avec le sens commun pour dire les choses qui sont devant nous sans être perçues. Les humoristes aiment provoquer l’identification. Les ironiques, les snipers, existent pour distribuer des gifles métaphysiques et littéraires. Avec Jean Baudrillard, décédé en 2007, la sociologie et la philosophie ne sont que deux modèles narratifs pas forcément plus précis que la fiction. Par conséquent, il a vu ce que les autres n’ont pas vu. Et il a éclairé ce que les autres théories ne faisaient qu’obscurcir. L’écran total chez Jean Baudrillard c’est une condition de la vie en réseaux.

Entretien avec Juremir Machado da Silva
Jean Baudrillard – Ma perspective est claire : une solution finale était attendue, un moment de rupture qui, malgré la catastrophe, ouvrirait la voie au royaume du bien. Nous avons constaté que l’histoire n’atteindra pas un point final, car, par un étrange renversement, elle a déjà pris fin. Il n’y a rien de ainsi apocalyptique, car je ne suis ni prophète ni ne prévois le dépassement du mal par le bien ou l’atteinte du bien après la violence du mal. On rêvait d’objectifs historiques : mais l’histoire n’a aucun but. C’est avant ou après la fin. L’histoire a perdu sa fin. La turbulence, l’effet pervers, a déplacé le monde réel vers le virtuel. Nous vivons une sorte de simulation du réel. Rien de tout cela ne signifie que les événements sont terminés ou qu’il n’y aura plus de mouvement. Soyons clairs : un modèle linéaire de représentation de la réalité est épuisé. Nous passons à la phase des phénomènes extrêmes.
JMS – Vous avez déclaré, dans La Transparence du Mal, que l’image anthropologique la plus significative du XXe siècle sera celle d’un homme, un jour de grève, assis devant sa télévision à l’antenne. Quelle est la vraie relation entre la masse et la télévision ?
Jean Baudrillard – L’écran vide est une métaphore : il renvoie au circuit dénué de sens qui s’établit. Le spectateur, réfractaire au message, neutralise la télévision par l’inertie. La télévision, par contre, fait de l’homme un observateur passif. Plus les gens observent la virtualité de l’image, fixés devant le téléviseur, plus ils s’éloignent des événements réels. Mais je n’ai aucun ressentiment envers les médias de masse. Je suis cependant convaincu qu’ils ne peuvent pas mobiliser et diriger les masses. Il est trop simpliste de tenir la télévision pour responsable des maux du monde contemporain. Les mass-médias font partie de la catastrophe actuelle et tout le monde les sait, d’une certaine manière, car chacun passe devant la caméra, dans un rituel psychodrame, pour raconter Technologies de l’imaginaire” (La Table Ronde, 2008) et “En Patagonie avec Michel Houellebecq” (Éditions du CNRS, 2011) son cas, sa crise, son désespoir, petite histoire personnelle. La télévision est l’un des mécanismes de construction du simulacre du réel dans lequel nous sommes plongés. Il n’est pas nécessaire d’exagérer vos pouvoirs.
JMS – La politique, qui intéressait tant les intellectuels jusqu’aux années 1960, est-elle morte ? Ou est-ce un diagnostic postmoderne dénué de sens ?
Jean Baudrillard – L’action politique est morte. Il n’y a plus d’acteurs sociaux au sens classique du terme. La politique a pris sa raison des projets d’organisation dans le but de construire une société spécifique. Aujourd’hui, malheureusement, il n’y a aucun contrôle sur l’organisme social, qui se gère seul, autonome et fermé. Personne n’est individuellement responsable de quoi que ce soit. La perversion, ou le renversement de l’histoire, qui a eu lieu à la fin de ce siècle, est basée sur l’indifférence. Je n’annonce pas de crash, juste un désintérêt. Nous sommes entrés dans le transpolitique : le stade où le social, le politique et l’avenir sont tombés en décomposition. C’est le temps des virus, de leur permanence sous une autre forme : les vices des grands systèmes restent dans la prolifération des micro-systèmes.
JMS – L’Europe vit le drame de la guerre, du racisme, de la scission nationale tardive, de la xénophobie et de l’incommunicabilité entre les cultures qui occupent le même territoire. L’État-nation est-il terminé ?
Jean Baudrillard – L’Europe navigue dans l’ambiguïté. La Communauté européenne est apparemment en cours, en construction, mais, en fait, elle a commencé à se désintégrer et se dirige vers la destruction. Les aspirations à la séparation nationale sont compréhensibles dans la mesure où le socialisme réel a muselé les aspirations laïques. Dans tous les cas, l’essentiel est qu’avec l’État-nation ou sans lui, le pire se profile à l’horizon. L’ère planétaire de l’économie dicte que les notions de premier et de tiers monde soient abandonnées. Dans la tragique communion des événements, vide de symbolisme futuriste, rien ne montre une issue, car c’était un espoir finaliste. Les droits de l’homme ne sont que des simulations d’une démocratie appauvrie et ne résoudront pas les dilemmes essentiels. Ils servent de façade, d’une fausse couverture, bien que non préméditée, au circuit fermé et hermétique du système perversement autonome.
JMS – Ironiquement, vous avez recommandé à la gauche de ne pas arriver au pouvoir, préférant le quasi-pouvoir, avec la légitimité morale des perdants soutenue par des millions de voix. Y a-t-il encore une place pour la gauche dans le monde occidental ?
Jean Baudrillard – La gauche est arrivée tard au pouvoir. En Europe, c’était à elle de gérer l’impossibilité du changement, sans échapper au capitalisme. Pour le moment, la gauche n’a aucun pouvoir à conquérir. Les grandes idées modernes ont fait naufrage. Un gauchiste à la présidence d’un pays démocratique ne peut pas être radicalement différent. La fin du politique implique la disparition de la décision. La liberté est nulle. Il n’y a plus de décision finale. La politique est emportée par l’apathie. On pensait que le politicien disparaîtrait, avalé par le social, mais les deux ont péri. Les affaires politiques se déroulent comme à l’état vide, sans écho, sans résonance et sans pertinence. Bien sûr, les politiciens, au nom du marketing, cherchent à cacher la disparition de la politique. La gauche joue dans un champ dissipé, impuissante à tenir les promesses perdues dans le passé téléologique de la modernité.
JMS – Le monde vit dans une ère de technologie implacable. Du point de vue des origines de la culture occidentale, peut-on parler de rupture avec la source de l’influence grecque classique ?
Jean Baudrillard – Oui, technique est un mot vague, mais les conditions d’exercice de la pensée et de la sensibilité ont complètement changé depuis le moment où une polarisation globale s’est établie en fonction de la technique, placée comme l’élément dominant. La pensée, les sens, la perception et la métaphysique du Sujet deviennent de moins en moins pertinents, impuissants, face à la physique ou à la métaphysique technologique. Heidegger a dit qu’à la limite, la technique représente l’étape la plus achevée de la métaphysique. En ce sens, cependant, on peut dire qu’il y a une continuation de la primauté grecque, étant à l’époque responsable de la réalisation, je ne sais comment dire, des utopies grecques rationnelles. Ce n’est plus, cependant, l’idée, le mythe, le fantôme, la pensée ou le rêve ; il s’agit de la réalité technologique : c’est la rupture. Tout est accompli ou pratiquement accompli. Pour certains, cela signifie une catastrophe. Il y a, sans aucun doute, une dissociation de l’univers mental (subjectif, réfléchi, philosophique …) par le passage à l’acte.
JMS – L’Occident s’est habitué à vanter l’influence grecque au point d’ancrer pratiquement toutes ses connaissances dans ce pays mythique de la pensée et de la culture. La philosophie est-elle née en Grèce mais pas la science ?
Jean Baudrillard – Je ne suis pas un expert en épistémologie grecque. Je peux, en tout cas, me poser quelques questions : la culture grecque portait-elle le potentiel de développement et de progrès techniques ? La technique n’est pas seulement une matérialité, c’est aussi une idée. L’idée de progrès infini, de transformation du monde n’appartient pas à la Grèce. À cet égard, quelque chose a changé. Ce genre de logique transformatrice, progressive à l’infini, fait partie de notre modernité et c’est ce qui nous conduit à la catastrophe, au sens neutre, à une forme de révolution, à proprement parler, du Monde, quelque chose qui n’était pas inclus dans la philosophie contemplative des Grecs, qui croyaient à un ordre des choses. Nous, d’autre part, voulons toujours perturber cet ordre mondial afin d’atteindre un mode d’existence supérieur. En conséquence, nous recherchons le désordre au nom de la perfection. Les Grecs acceptaient les données, les apparences et l’ordre comme objets de contemplation positive. La philosophie grecque antique est relativement heureuse et génère des hypothèses sur le mythe originel, mais à partir d’une relation amoureuse avec l’univers, tandis que nous, les modernes, investissons dans une réflexion basée sur une vision malheureuse. Les différences sont réelles. Bien sûr, il existe encore des liens entre l’Occident actuel et la Grèce : pensée, théorie et raison, par exemple. Bien que les Grecs n’étaient pas aussi raisonnables que vous l’imaginez parfois. La raison vivait avec le principe du chaos. Ils n’ont jamais vraiment cherché à réduire, mutiler, le chaos pour assurer l’hégémonie définitive de la raison. Ce fantôme catastrophique nous appartient.
JMS – Il est important de préciser certains termes en ces temps de Babel de la communication : science et technologie sont-elles synonymes, cause et conséquence, ou peuvent-elles être régies par des principes même opposés ?
Jean Baudrillard – Ce sont des choses différentes : la science est formelle, elle établit et critique les dispositifs de la pensée ; la technologie est le passage ou la précipitation dans le réel. Ils sont donc liés bien qu’ils aient des spécificités. Inséparables, ils peuvent être battus. La technologie existe dans toutes les cultures, même sous des formes très simples. L’alliance entre science et technologie en profondeur fait partie de notre imagination. Logiquement différentes, la science et la technologie ne trouvent que dans notre culture un tel entrelacement, qui est, en fait, dangereux pour la science. La science devient de plus en plus une analyse ambiguë du monde ; la certitude a été brisée et le principe de réalité a disparu. La technologie, cependant, existe sur un principe de réalisation inconditionnelle. Divergence : la science risque d’être absorbée ou dévorée par la technologie, qui a tendance à aller plus vite.
JMS – Quand les scientifiques demandent plus d’argent aux gouvernements sur la base d’un argument lié à la valeur du progrès, à la découverte de la Vérité ou à l’émancipation humaine, qui est la norme, un raisonnement confortable du passé persiste, une croyance résiduelle des Lumières ou l’impossibilité d’un autre fondement ?
Jean Baudrillard – Il faut insister, comme Bruno Latour, sur l’élaboration d’une sociologie des sciences. C’est aussi une institution de pouvoir, un réseau qui vit, a besoin de nourriture et représente les intérêts économiques, politiques et sociaux. La communauté scientifique travaille par une sorte de complicité. Un jour, il sera intéressant d’organiser « l’opération mains propres » de cette sphère de sociétés. Le but est rationnel, les pratiques ne le sont pas toujours. L’engrenage fonctionne comme tous les autres : il est commercial, sujet à négociation et éventuellement à la corruption. En termes théoriques, il est intéressant d’essayer de savoir jusqu’où ira ce processus de virtualisation : jusqu’à une éventuelle catastrophe ? Je ne sais pas. Tout sur l’illusion me séduit. La virtualité est une illusion, un fantôme collectif de disparition : échapper à l’angoisse, à la réalité, à la naissance et à la mort. La virtualité sauve tout cela, qui sera fabriqué ou soumis à la domination. Quand tout peut être calculé, l’homme peut se retirer. Soyez présent sans y être. C’est le fantôme collectif dont je fais partie et auquel, en même temps, je suis complètement indifférent. Je ne cherche pas à concilier cette opposition ; nous avons toujours une double morale, comme le disait Descartes. Sur le plan existentiel, bien sûr, il peut y avoir une nostalgie pour l’objet perdu. Théoriquement, vous devriez jouer au jeu et aller à l’extrême de la simulation.
JMS – Virtuel et postmodernité pour de nombreux analystes vont de pair. Le fait que Nietzsche et Heidegger, pris comme références dans la pensée postmoderne, n’aient pas échappé à des liens directs ou indirects, postulés ou non, avec des conceptions d’extrême droite, et qu’ils représentent une nostalgie d’une pré-modernité mythique, pose un problème éthique pour une penseur radical ?
Jean Baudrillard – Non. Le problème n’existe qu’en termes de vulgarité des accusations portées sur les rapports d’un type de pensée et certains choix politiques. En dehors du cadre des idéologies, il n’est pas possible d’établir de tels liens. Pour moi, Nietzsche et Heidegger n’ont rien à voir avec la postmodernité, si elle existe. Je ne l’intègre pas non plus. De plus, je ne suis pas concerné par cette histoire d’un libéralisme lâche de la pensée contemporaine. Le procès sommaire contre Heidegger et Nietzsche me paraît scandaleux. Il y a deux problèmes. Les gens sont pris dans la postmodernité et en conséquence ils deviennent coupables de ceci et de cela. Ils me poussent dans la postmodernité parce que j’ai eu affaire au simulacre et à la simulation ; il n’est cependant pas nécessaire d’être postmoderne pour découvrir la logique du virtuel. La production industrielle moderne comprend déjà quelque chose du simulacre. Enfin, rien ne peut être fait contre la doxa. Celui qui est dans le paradoxe souffre de la réduction imposée par la doxa à ses dogmes. Toutes les critiques, positives ou négatives, du postmodernisme sont élaborées sous le signe de la doxa.
JMS – On dit, par exemple, que la postmodernité est conservatrice. La preuve en serait le recours à Heidegger et Nietzsche. Comment une ère de technologie régnante peut-elle trouver un support dans la pensée qui craint la technique ?
Jean Baudrillard – Je le sais bien, car j’ai été traité comme un réactionnaire, fasciste et autres insultes. C’est stupide, réducteur et sert à créer une fausse luminosité, une illusion de compréhension. Je proteste contre cette fausse intelligibilité des choses et dis qu’il vaudrait mieux alors tout rendre moins intelligible. Quiconque pense comprendre quelque chose grâce au concept de postmodernité, soyons clairs, ne comprend rien. Il est important de briser cette logique. Heidegger et surtout Nietzsche peuvent être utilisés pour rompre avec cette mécanique démagogique. Je ne sais pas ce qu’en pense Michel Maffesoli, mon ami, car il joue un peu la carte de la postmodernité.
JMS – Qu’en est-il de la relation entre Heidegger, Nietzsche et l’univers de la technologie absolue?
Jean Baudrillard – Il est vrai que l’analyse du code, du système, etc. conduit facilement, qui ne date pas de Heidegger, mais de la position critique et nostalgique qui existait depuis la naissance de la technique, au problème des effets pervers de la technologie. Heidegger examine la question ontologique. L’analyse critique distante, négative et dépressive de la technologie est justifiée, mais je préfère aborder la question d’une autre manière, non pas dans une perspective positive, mais dans une perspective ironique. Derrière l’immense machine technologique, il y a peut-être un double jeu : il se peut que l’important ne soit pas l’objet perdu, mais que les objets technologiques jouent leur jeu par la technique. Nous croyons en la transformation du monde par la technique, croit le Sujet, et peut-être l’inverse : l’objet joué par la technique devient un objet ironique et paradoxal. On peut garder les deux visions connues concernant la technique : celle qui condamne la destruction du réel et, d’autre part, celle qui découvre la perspective ironique. J’accepte mieux la réversibilité contenue dans l’idée que l’objet technologique transforme le Sujet qui s’imagine le dominer. Je pense que cela nous libère un peu de l’ombre heideggérienne. Les choses peuvent rester vraies et justes et ne plus être intéressantes. Puis on passe à d’autres hypothèses, même si contradictoires. Heidegger pour les Heideggériens représente la fin de la pensée : après lui, il n’y aurait rien d’autre. Absurdité.
JMS – Les sociétés occidentales contemporaines considérées comme postmodernes ou soumises à l’empire de la technologie et du libéralisme sauvage sont également critiquées pour leur prétendu égoïsme, le narcissisme des jeunes, la fermeture tribale de certains groupes, l’application de la loi du plus fort et la mort le principe de solidarité. Le Nietzsche postmoderne est-il celui qui prêche le vitalisme du pouvoir contre les stratégies des faibles ?
Jean Baudrillard – Nietzsche transmute les valeurs par excès. Au-delà du bien et du mal conduit à l’autre côté de la distinction entre le bien et le mal. Le postmoderne, s’il existe, n’est pas au-delà mais en dessous du bien et du mal. Nous ne sommes même pas au niveau d’une position morale, vraie et fausse, mais ni vraie ni fausse, ni bonne ni mauvaise. Ce n’est donc pas au-delà de ce que voulait Nietzsche. Le postmoderne est l’inverse. La transformation a eu lieu : la fin de l’opposition des valeurs s’est produite, mais négativement, dans le sens de l’échec. Dépressif. En tout cas, cela m’importe peu, car dans l’histoire de la pensée on obtient ce que l’on veut. J’ai lu Nietzsche, en allemand, quand j’avais entre 20 et 30 ans. Il connaissait bien sa pensée. Ensuite, je n’ai plus ouvert ses livres. Nietzsche existe, mais je ne parle plus de lui. Même les plus grands penseurs ne méritent pas d’être pris comme référence. En revanche, on peut penser à partir des situations les plus diverses : anecdotes, événements, etc. L’important est la façon de penser, pas les références. J’ai peut-être des préférences secrètes pour les penseurs, mais finalement l’histoire des idées ne m’intéresse pas. Je choisis Nietzsche plutôt que Heidegger. L’essentiel est la pensée de chacun. J’ai oublié Nietzsche et je n’ai pas voulu me soumettre et mettre dans mes textes quatre notes par page avec des citations de lui.
JMS – L’Occident est-il devenu, même s’il n’est pas postmoderne, plus conservateur après les années soixante ?
Jean Baudrillard – Pire : l’Occident s’est métastasé. Ce n’est plus le statique, le conservateur. La métastase va plus loin : c’est un processus virulent et catastrophique. Nous vivons un phénomène extrême, absolument non statique. Rien du tout. Au contraire : accélération extrême. Extermination. Nous vivons l’illusion de la vitesse, du chaos, par opposition au conservatisme. Paradoxalement, peut-être en réaction au cancer, tout est tenté pour être conservé comme patrimoine. Tout est transformé en pièce de musée, car nous voulons tout sauver. Le conservateur traditionnel entendait garder des valeurs fondamentales, qui n’étaient pas mortes. Aujourd’hui, nous voulons réhabiliter des valeurs qui sont déjà mortes. C’est pire : une logique de regret. Nous voulons tout immortaliser dans la mesure où tout est éphémère.
JMS – Le salut archéologique du présent?
Jean Baudrillard – Oui. S.O.S. valeurs. SOS. intellectuels. Cette histoire du patrimoine est fantastique : une stratégie radicale pour le salut. Tout est mémorisé. Tout est fixé. Avant, quelque chose se passait dans l’histoire, puis il est finalement devenu une partie du patrimoine. Maintenant, cela va directement au domaine de la conservation.
JMS – Toujours sur Nietzsche. Les Français, Foucault, Deleuze, Derrida …, l’ont sauvé d’un certain oubli ou du moins d’une perspective d’analyse symbolisée par la critique du vitalisme de Lukács ?
Jean Baudrillard – Ah, oui. Les Allemands l’ont toujours interprété de manière ambiguë. Les Français, au contraire, en ont fait un auteur culte de la subversion, presque plus révolutionnaire que Marx. Je continue à penser que le constructivisme de la pensée de Foucault, même s’il est très critique, dans son rapport avec Nietzsche a produit une réflexion radicale mais qu’il est encore un instrument de puissance intellectuelle. Il a fait une excellente analyse du pouvoir, mais cela a fini par être l’incarnation même du pouvoir.
JMS – L’analyse du pouvoir de Foucault ne vous a-t-elle jamais convaincu ?
Jean Baudrillard – Non. Je n’ai jamais pensé que c’était une analyse pertinente. Pour moi, le fondement du pouvoir a disparu en raison de la volatilité du politique. Il était donc inutile d’aller le chercher dans les manifestations microscopiques de la vie quotidienne. Je tiens à préciser que je fais aussi cette remarque à la microphysique du désir de Deleuze et Guattari. C’est très beau, bien que cela corresponde à une phase ultérieure de la même logique, quand on est, à mon avis, au-delà de tout cela, que l’on peut voir en observant l’évolution de la scène politique, une zone morte, pour laquelle personne n’est plus intéressé et même les références à Berlusconi et à la puissance audiovisuelle se désintègrent facilement. Le terrain politique est terminé. Nous ne traitons pas de la perpétuation du pouvoir sous une autre forme, mais de sa disparition. La lecture de Foucault était définitive et trop complète pour être vraie. Nous avons dû le traverser ou emprunter un chemin transversal. J’ai essayé de le faire, non pas contre Foucault, et j’ai même pensé à le défendre quand le « politiquement correct » l’a censuré sur sa position dans le cas de l’Iran.
JMS – Foucault pour vous a fait une critique ou de la modernité ou du capitalisme ? La question a du sens dans la mesure où de nombreux marxistes, après la chute du socialisme soviétique, ont redécouvert Foucault, auparavant condamné, et pris une bonne partie de leurs positions ?
Jean Baudrillard – Il y en a beaucoup qui se repentent. Les postmodernistes revendiquent l’héritage de Foucault. Les marxistes recherchent aussi une nouvelle tenue. Tout cela fait partie de l’ordre de récupération des choses et des opérations intellectuelles frauduleuses. Mais Foucault n’a pas construit une critique du capitalisme ; c’est plus intéressant. Dans la mesure où nous ne sommes plus dans une situation typique du capitalisme, il nous manque un instrument de réflexion adapté, non pas au post-capitalisme, mais à des nouvelles données, puisque nous avons quitté un système de production, de pénurie ou de manque et sommes entrés dans l’extrême réalité. Nous devons savoir comment penser les phénomènes extrêmes. La stratégie de Foucault était paradoxale, et pourtant nous avons besoin de quelque chose d’encore plus ancré dans le paradoxe. Le situationnisme, qui était fort, a perdu sa validité parce qu’il était radical, d’un Sujet critique, sans explorer le paradoxe. Nous avons besoin d’une radicalité objective dérivée directement des choses. Voici mon problème. Foucault ne m’inspire pas aujourd’hui.
JMS – La puissance des mass media continue de produire des analyses qui semblent répétitives et incapables d’éclairer réellement le phénomène en question. La mort de Guy Debord a multiplié les commentaires sur les méfaits de la société du spectacle. La télévision est-elle une simulation de la conscience ?
Jean Baudrillard – Je ne sais pas. Qu’est-ce que la conscience ? Dans le sens commun, en tout cas, la conscience est un écho et une représentation du réel. Pour moi, cependant, si ce mot a un sens, cela doit être autre chose. Une manière, peut-être, de remettre en question notre réalité. La télévision est à la fois la dernière phase de la représentation et le déni de la représentation. La toile n’est pas un miroir, elle n’est pas réfléchissante, mais superficielle. Rien à voir avec la conscience, bien sûr, qui est une différence – une divergence, un défi, un antagonisme, etc. – alors que les mass-médias, régis par le principe de simultanéité, nous plongent dans un monde en temps réel, à l’opposé du de la logique de la conscience. Cela implique séparation, distance, détachement, dissociation, c’est un peu schizophrène et vient toujours d’un autre endroit.
JMS – Dans la réalité que vous avez théorisée, serait-il possible de pousser la fragmentation, le vitalisme et le relativisme à l’extrême sans plonger dans le Mal ?
Jean Baudrillard – Le vitalisme ne me dit rien. J’ai toujours pensé à louer la mort dans le sens de la réversibilité, des échanges symboliques et cela implique le renversement de la vie et de la mort. Parler de la vie pour la vie ne me touche pas ; ni la mort par la mort. C’est dans le retour fourni par les deux termes que j’entre. Le vitalisme en tant qu’idéologie de la vie pour la vie est comme l’art pour l’art : des aberrations. Le mal signifie qu’il n’y a pas de réconciliation possible. Le monde sans mal serait absurde et sans intérêt : le paradis. C’est un autre visage de l’ennui et de la mort. Ou la liquidation de tout. La mort est une qualité ; le bien sans le mal est comme un sujet sans objet. Il n’y a pas de saveur, c’est neutre.
JMS – Vous avez écrit que Madonna n’a peut-être pas de corps, dans Madonna Érotisme et Pouvoir, un livre organisé par Michel Dion. L’individu à l’ère de la virtualité a un corps réel ?
Jean Baudrillard – Je ne crois pas que tout le monde se confond avec son propre corps. Il y a un jeu avec la corporéité. Il existe une manière de séduire chaque sujet avec son corps. Je ne veux pas dire que Madonna a perdu son corps pendant que nous gardions le nôtre. Je dis qu’elle ne l’a pas parce qu’elle essaie d’être entièrement un corps en l’identifiant au sexe. C’est un type d’erreur mentale. Ce n’est pas que Madonna soit obligée de construire ce corps, mais si elle ne l’a pas assez, ce n’est qu’en pensant à sa construction. Nous sommes à nouveau dans la simulation. Les instruments de Madonna font référence à la torture, à la force, aux forceps. Je l’aime beaucoup. C’est un emblème ou une figure héroïque de l’échec à obtenir un corps. Madonna n’est pas un personnage séduisant comme Marilyn. Intelligente et ironique, il représente le point extrême de la technique et de la technologie. Peut-être que Madonna est une version ironique de l’ère technologique. Aspect absent de la composition du personnage de Marilyn Monroe et même de Cicciolina, bien que celle-ci fasse un usage ironique de la pornographie. Une variante ironique correspond toujours à l’extrême. am.ca.